L'application d'Angleterre

Pas si Anglaise que ça, l'application d'Angleterre !

À Calais, l’une des villes françaises berceau de la dentelle mécanique, il est souvent question de « l’application d’Angleterre ». A quel procédé renvoie véritablement cette expression ? Où l’on verra que l’Angleterre était très présente dans le commerce du tulle dans la première moitié du XIXème siècle.

Les dentelles de Bruxelles doivent leur renommée à la qualité de leur exécution depuis le XVIème siècle. D’abord réalisées aux fuseaux, elles ont combiné progressivement des motifs d’application réalisés à l’aiguille et aux fuseaux lesquels sont ensuite enserrés dans un réseau fait à la main: les motifs ne sont pas cousus sur le tulle, des fuseaux sont repiqués pour reconstituer le réseau à mailles hexagonales appelé tulle « drochel » alentour des motifs.

Cette production main de prestige permettait de réaliser des ouvrages de grandes dimensions tels que des voiles de mariées et les magnifiques châles si prisés sous le second Empire (on peut en admirer un à la Cité de la Dentelle et de la Mode

Duchesse de Bruxelles début XXème S (collection personnelle)

Grand col en duchesse

Mouchoir en application de Bruxelles – début XXème siècle (collection personnelle)

Mouchoir bruxelles

 

 

 

Maille droschel hexagonale

(ce nom viendrait du flamand draadsel signifiant filet)

Maille dochel

Une nouvelle concurrence

L’invention du tulle mécanique a favorisé à partir des années 1830, la broderie d’application sur une pièce de tulle qui n’est donc pas du tulle drochel. Des dentellières françaises ou belges réalisaient de petits motifs aux fuseaux ou à l’aiguille et les cousaient sur le tulle mécanique, cette méthode relativement onéreuse présentait l’inconvénient de la fragilité du tulle moins solide que les motifs, mais plus rapide, elle fut adoptée en divers lieux à la faveur d’un trafic considérable orchestré outre-manche.

Le tulle mécanique était introduit en fraude pour échapper aux lourdes taxes qui frappaient le prix des retors de coton anglais. Des prises, parfois rocambolesques, des douanes ont été rapportées à Calais et sur les plages alentour où s’échouaient les balles de tulles larguées des smugglers, bateaux rapides utilisés par les contrebandiers. Le tulle ainsi garni repartait aussi clandestinement qu’il était venu sous l’appellation «Application d’Angleterre» alors que l’Angleterre n’en a jamais fabriqué mais l’a bien commercialisé.

Ce trafic s’éteignit dès la fin du XIXème siècle face à l’avènement des dentelles produites à Calais, essentiellement grâce à la qualité des productions Leavers.

Mantille en application d’Angleterre – milieu du XIXème siècle : motifs réalisés aux fuseaux, cousus sur tulle mécanique, la bordure est brodée (Collection personnelle)

Application Angleterre

Bande en application d’Angleterre, motifs réalisés aux fuseaux, cousus sur tulle mécanique, pied rapporté. (Collection personnelle)

Bande appl angleterre 1

Le contexte protectionniste

Monsieur Michel CARON nous renseignait sur le contexte de l’époque et a rapporté de nombreuses prises des Douanes, parfois rocambolesques dans son ouvrage Du tulle à la Dentelle – Calais 1815/1860, publié sous la direction d’Alain Lottin et Stéphane Curveiller aux éditions Le Téméraire. Nous reprenons certaines des informations de ce livre ci-dessous.

La politique protectionniste, adoptée par l’État depuis le Premier Empire pour protéger les filatures françaises de la concurrence anglaise, frappait les fils retors anglais de lourdes taxes. Pourtant les retorderies françaises ne savaient pas produire les fils très fins et résistants (qui titraient jusqu’aux N°300 Nm) nécessaires au fonctionnement des métiers à tulle; il en résultait à tous les niveaux une ambiguïté certaine vis-à-vis de l’application de la loi que l’on contournait. Le 27 octobre 1828, la Chambre de Commerce et d’Industrie se fit l’écho des demandes des fabricants de tulle pour que fussent prises des mesures facilitant l’importation du coton anglais dont ils avaient besoin et d’autres mesures visant à réprimer la fraude du tulle anglais.

Le tulle mécanique aussi était introduit en fraude pour échapper aux lourdes taxes et pour cause! puisqu’il permettait d’alimenter un important et fructueux marché parallèle lequel faisait aussi vivre une population.

La contrebande

Le tulle passe la frontière sur le dos des chiens, les fils de coton sont enroulés autour de la taille des femmes… en réalité, près d’un million de livres sterling de tulle et de coton sont amenés par bateaux et voitures à Calais, Lille, Douai et Saint-Quentin pour y être estampillés frauduleusement.

Il est de notoriété publique en 1843 que les tulles anglais sont très en vogue à Paris où ils se vendent ouvertement dans les magasins. La fraude est donc active avec la complicité de sociétés françaises, parfois aussi avec celle de douaniers.

Le 22 octobre 1842, le paquebot Wellington, reliant Douvres à Boulogne, doit se détourner sur Calais à cause de la tempête, malgré les efforts de son capitaine pour éviter d’entrer dans ce port. La douane découvre du tulle anglais qui aurait dû être débarqué clandestinement à Boulogne pour une valeur de trois mille francs.

En 1843, au Havre, le tulle est découvert à l’intérieur de balles de lin. A Calais, la douane saisit six barils de bière dont le double fond contient du tulle. Le garde-champêtre d’Hames-Boucres remarque une charrette qui, toutes les semaines, traverse de nuit la commune; il s’en approche et constate, sous la paille, qu’elle transporte des ballots de tulle. Il informe le maire Jules de Foucault, lequel se renseigne et découvre que le débarquement du tulle se fait dans la baie de Wissant. La charrette disparaît de la circulation dès qu’il en fait état.

Des balles de tulles et de coton sont saisies au Griz-Nez, scellées hermétiquement, enduites de vases et d’algues, elles sont jetées à la mer, près des côtes par des bateaux pêcheurs. Échouées, elles peuvent être confondues avec des rochers sauf pour les yeux attentifs et exercés des complices qui viennent les récupérer.


 

Date de dernière mise à jour : 28/10/2023

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